Pour dire la vérité, on ne sait pas grand-chose des Mille et Une Nuits. Et je ne vous parle pas des contes pour enfants ou des films de Walt Disney, mais d’un classique de la littérature mondiale. Il est temps de combattre les préjugés sur cette histoire trop connue et finalement méconnue. Quelle leçon tirons-nous du destin de Shéhérazade ? Est-ce qu’on pourrait transférer les idées de cette histoire à notre époque ? Shéhérazade raconte pour survivre – mais la littérature peut-elle encore nous sauver la vie ?
Quand nous entendons Les Mille et Une Nuits, nous pensons aux mondes lointains et étrangers, au génie de la lampe, aux tapis volants, aux autres traditions, aux contes pour enfants et beaucoup plus. Cette œuvre n’est pas un récit emprunté à un film de Disney, mais un classique de la littérature mondiale. Les Mille et Une Nuits est un recueil de contes populaires d’origine arabe, et aussi persane et indienne, écrit en langue arabe et remonte à l’année 250 : un conteur anonyme a raconté quelque chose, un autre l’a divulgué, un autre l’a écrit, un autre encore l’a traduit et changé et ainsi de suite. Et si votre curiosité est éveillée maintenant et que vous avez décidé de lire l’œuvre, il y a un seul problème : il n’existe pas de version originale ! Ce qui existe, c’est le Manuscrit de Galland qui est paru vers 1450. Ce texte est considéré comme la version la plus ancienne en arabe des Mille et Une Nuits. Antoine Galland (1646-1715), orientaliste français, a publié la première traduction française de ce manuscrit de 1704 à 1708. Ce qui est frappant, c’est que les histoires sont très brutales et sexuelles. En outre, toutes les histoires sont un récit à suspense : c’est en effet Shéhérazade qui a inventé le cliffhanger (ou suspens) Essayez d’arrêter de raconter une histoire au moment le plus captivant en couchant un enfant. Je vous garantis que l’enfant ne s’endormira pas ! Et voilà, la première méprise, à savoir celle consistant à dire que Les Mille et Une Nuits sont des contes pour enfants, est corrigée. Peu avant la publication de Galland, les contes de fées pour enfants sont devenus célèbres en France grâce à Charles Perrault. Et pourquoi ne pas ranger les histoires des Milles et Une Nuits, récemment importées, parmi ce genre, que cela plaise ou non ? Aussitôt dit, aussitôt fait. Galland adapte les contes au public des lecteurs de ce temps-là et ajoute les histoires comme par exemple celle du capitaine Sinbad, d’Aladin ou d’Ali Baba. Ainsi, il replace l’œuvre originale dans un livre pour enfants.
Les Mille et Une Nuits consistent en un récit-cadre et des récits encadrés. L’histoire du récit cadre traite du sultan Shahryar, qui a été trompé par son épouse et qui la condamne à mort pour se venger. Il décide de se marier chaque soir avec une femme qu’il fait exécuter le lendemain. Shéhérazade intervient en proposant d’épouser le sultan pour réaliser un plan : raconter chaque nuit au sultan une histoire et s’arrêter le lendemain au moment le plus captivant pour qu’il ne puisse pas l’exécuter sans connaître la suite du récit. Ainsi l’exécution est reportée de jour en jour jusqu’à ce que le sultan soit capable de faire de nouveau confiance à une femme. Il décide finalement de renoncer à la faire exécuter.
Bien sûr, avoir l’idée d’infléchir l’attitude du sultan grâce à son récit, suppose une intelligence particulière. Apparemment, pour raconter des histoires, il faut posséder le savoir et la langue, ce que possède Shéhérazade. Néanmoins, toutes les histoires ne viennent pas de son imagination, mais de sa lecture de beaucoup de livres, d’histoires de sagesse et d’écrits de médecine. La narration de Shéhérazade a sauvé sa vie et aussi celle de toutes les femmes du royaume et celle du sultan. En conséquence, cela signifie qu’une éducation littéraire peut sauver la vie.La littérature pourrait-elle vraiment sauver la vie ? Aujourd’hui encore où on n’a plus autant de situations où notre vie est en danger que dans les siècles passés, grâce aux États et ordres juridiques qui fonctionnent ? La plupart de gens diraient que le seul devoir de la littérature est de divertir. Mais c’est une erreur. Chacun de nous, qui lit passionnément, sait d’expérience que les mots, magiques, peuvent nous mettre dans un état délirant. À bien des égards, ils peuvent aussi nous toucher profondément – parfois jusqu’à ce qu’un vers, une histoire ou un roman puissent changer tout notre vie, ne serait-ce que pour un instant. Des livres peuvent changer les perspectives, communiquer le vécu, donner du courage, consoler, inspirer, amuser, toucher et bien plus encore. Ils peuvent en outre nous distraire – de nous, ou de notre vie. Pour quelle autre raison lisons-nous autant pendant les vacances? La littérature peut même être considérée comme une médecine et influe sur la santé positivement. Que quelqu’un soit à l’hôpital ou semble mourir d’un cœur brisé, un bon roman ou conseiller peut donner de nouveau de la force ou de l’inspiration dans des situations dramatiques. L’effet littéraire s’épuise-t-il dans ces aspects évidents et superficiels ? Ou est-ce que quelque-chose de plus se cache encore derrière cela ?
La littérature comme thérapie
On peut considérer la narration de Shéhérazade d’une manière ou d’une autre comme ayant une fonction thérapeutique. Thérapie pour elle-même ou pour le sultan. Quand on jette un coup d’œil sur les destins contemporains, on voit que la littérature est un outil artistique pour exprimer ses sentiments. Dans une interview au quotidien Die Welt, Claudia Ott a cité l’écrivain allemand Arno Schmidt, qui avait constaté que celui qui sait transformer une catastrophe en une histoire, survit. Ici aussi, on peut relever que les auteurs suivent le principe de la narration thérapeutique pour eux-mêmes : l’Allemand Jan Philipp Reemtsma qui a survécu à un enlèvement de 33 jours à cause d’une demande de rançon, a écrit un livre avec le titre allemand Im Keller (fr. Dans la cave). L’Autrichienne Natascha Kampusch été prisonnière pendant 8 ans et a pu s’enfuir. Elle a publié son autobiographie 3096 jours. Le journaliste de Charlie Hebdo, Philippe Lançon, a survécu gravement blessé à l’attentat terroriste sur la rédaction à Paris et a décrit cette expérience dans son livre Le Lambeau. Certains nient utiliser l’écriture et la publication comme thérapie personnelle. Pour eux, il est question de créer de la vérité pour l’avenir et pour la postérité et de l’ancrer dans la mémoire de la collectivité. Mais il faut absolument tenir compte du fait que le travail artistique sur des évènements historiques particuliers, comme dans les exemples, a un grand effet sur la société.
La littérature comme droit de l’homme
En revenant en Orient, les auteurs marocains comme Fatima Mernissi, Abdellah Taïa ou Mohamed Choukri avaient de grandes difficultés pour publier leurs textes. Dans leurs pays, ils n’avaient aucune chance de publier leurs livres parce qu’ils contiennent des sujets tabous, comme l’injustice entre les hommes et les femmes, les violences conjugales, la sexualité ou la drogue. Mais ces auteurs néanmoins ne se taisent pas. Ils donnent leur opinion, pas au Maroc, mais en revanche en France où la société libérale donne un espace sécurisé pour rendre publiques des opinions. Dans leurs pays, ils resteraient inconnus, en tout cas leurs livres. Même s’il ne s’agit pas de sauver une vie au sens propre, il s’agit d’avoir une grande influence sur la liberté. La liberté d’opinion est ancrée dans les droits de l’homme et la littérature en fait partie.
La littérature peut encore sauver la vie au sens psychique, individuellement et collectivement ! En résumé, même si on pouvait appliquer partiellement les structures de la littérature qui pourraient sauver une vie comme dans Les Milles et Une Nuits sur des domaines actuels, elles ne sont pas exactement transposables à cent pourcent. Nous n’avons pas de situations aussi dangereuses qu’une histoire puisse littéralement sauver la vie. Néanmoins, des analogies comme le traitement des expériences traumatisantes ou les droits de l’homme, montrent combien la littérature est importante à tout point de vue. Elle peut être comprise comme une nécessité vitale, comme l’air pour respirer pour l’homme libre dans une société libre. La leçon que nous tirons du destin de Shéhérazade est qu’on doit être courageux et ne jamais désespérer, surtout dans l’Orient d’aujourd’hui, qui ne semble pas du tout fabuleux en ce qui concerne la société ou la politique, de notre perspective. On doit lutter pour ses droits, pour la justice et si c’est possible, pourquoi ne pas utiliser la littérature dans ce but comme Shéhérazade ou beaucoup d’autres ?
Cet article a été rédigé par Nicole Puteick, étudiante en Etudes Francophones à l’Université de Hambourg, dans le cadre du projet „Atelier des Mondes francophones : aux marges du Sahara“ (semestre d’hiver 2019/2020).