On trébuche parfois… Il y a le bord du trottoir, une branche, une feuille ou un visage bouleversant qui nous retiennent. Une fois j’ai hésité et regardé le sol qui m’avait fait perdre mon équilibre. C’est là que j’ai découvert des pierres de couleur d’or et de forme quadrangulaire. Il y en a neuf, la symétrie est parfaite. Mon regard s’arrête sur le nom de Camilla Fuchs. On peut lire « Soprano/ Camilla Fuchs/ née en 1886/ privée de ses droits et humiliée/ a fui dans la mort/ 24.10.1941 » La mort l’a sauvée. Pour elle, c’était la seule possibilité d’échapper à son destin cruel et dégradant.

Pourtant autrefois, tout le monde l’écoutait. Elle se sentait merveilleuse avec sa robe en soie rouge qui se froissait à chaque pas. La musique remplissait son corps qui devenait tout électrique. Son cœur s’élargissait et sa tête devenait une salle sonore. Parfois, elle était toute seule à l’opéra. Dans ces moments elle était debout sur la scène et respirait à plein poumon l’air du succès. Parfois elle laissait traîner son regard. Ce luxe ostentatoire la fascinait, les loges et balcons pleins d’ornements, les chaises en velours rouge et le lustre qui brillait comme un diamant. Elle imaginait ses spectateurs. Parmi eux, une femme âgée d’une élégance intemporelle qui tient ses jumelles de théâtre, les mains tremblantes d’émotion à son chant. Un homme en costume qui fredonne même si sa voisine le regarde avec perplexité. Des amants s’observent avec discrétion des balcons qui se font face.

Mais maintenant, Camilla se sent comme la spectatrice de sa vie. Elle n’est plus une femme de spectacle, elle est une femme avec les mains tremblantes qui ne veut pas croire à ce qui se passe sur la scène du temps. Les verres de ses jumelles d’opéra prévoient un avenir qui va tout emporter : sa dignité, son humanité et finalement sa vie. Elle ne veut pas en être le témoin, ce n’est pas le rôle qu’elle veut jouer. Alors, pour cette raison elle a décidé de devenir son propre metteur en scène. Elle a écrit le scénario de sa vie.

Alors, elle écrit une pièce avec deux rôles. Un rôle appartient à sa sœur, Thekla Daltrop. Leurs ordres d’évacuation sont arrivés en même temps. Elle était no. 416 et sa sœur no. 1205. Dans sa pièce, elles ne portent de numéros. Elles portent leurs noms qu’on leur a donnés à leurs naissances. Ce soir-là, Camilla est assise dans son fauteuil de rotin écoutant les opéras de Verdi et un poème de Baudelaire s’épanouit dans sa tête.

« Sur l’immense gouffre. Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir. De mon désespoir ! » *

La musique la berce et reflète toutes ses émotions. Le sombre gouffre, son avenir, est éclairé par la musique qui vibre en elle. Elle vibre en elle quand le gaz de sa cuisinière l’étouffe et un sourire se distingue autours de ses lèvres, puisque les nazis n’ont pas pu lui prendre sa musique intrinsèque.

Aujourd’hui Camilla ne reconnaitrait pas l’opéra. Les loges sont sobres, il n’y a plus d’ornements. En fait, la salle est saturée de cette nouvelle sobriété. Les bombardements de 1943 ont fait voler en éclats la surabondance de décoration et on ne l’a pas reconstruite. Au début, face à ce changement qui rompait avec la tradition pour se tourner vers la modernité, les gens étaient indignés. Cependant, en son cœur, le Staatsoper n’a pas changé. C’est toujours un lieu de musique, de vie, d’humanité, un lieu où résonne la voix de Camilla Fuchs.

*Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), LXXVI : La musique

Cet article a été rédigé par Alexa Treusch, étudiante en Etudes Francophones à l’Université de Hambourg.