Le Vieux tunnel sous l’Elbe

La vie palpitante de la ville et la chaleur de midi l’ont fatiguée. Elle veut se cacher. Le Vieux tunnel sous l’Elbe. Un endroit calme, une place qui est capable de l’apaiser et de la protéger. Memento : à côté de l’entrée, sur la mosaïque murale, est accroché un tableau métallique : début de construction de 22 juillet 1907, mise en exploitation le 7 août 1911. Elle le lit et s’imagine Otto Stockhausen, sous la direction duquel ont travaillé 4400 travailleurs. Elle peut presque entendre leurs dialogues et leurs souffles, les bruits des instruments. Elle descend les escaliers en forme de zigzag. 132 marches. Elle compte ses pas mais ne dépêche pas. 131…132. « Geschafft ! ». C’est un de ses mots favoris en allemand. Un mot qui sonne comme un couperet.

Elle y est. C’est frais et humide, ça sent un peu l’eau de Javel. Quelle différence avec l’asphalte brûlant au-dessus d’elle… Personne n’est là. Elle se tient debout au milieu du tunnel, elle doit choisir une direction – la galerie droite. Elle se replonge dans ses souvenirs en marchant lentement sur le trottoir. Sur ses pas a couru Zimmermann, l’encadreur et le restaurateur de tableaux dans L’Ami américain, le film de Win Wenders, là, a marché Saint-John Perse, lauréat du prix Nobel de littérature avec son ami Paul Claudel. Là, tous deux ont philosophé sur la mer que Claudel a nommé plus tard « la vie future ». Et André Dheur, marin liégeois, a lui aussi décrit le tunnel dans ses mémoires intitulées Quinze ans de mer. Tellement de gens ont marqué cet endroit !

Sur les murs des des galeries souterraines elle observe des sculptures en majolique. Elles représentent plusieurs mammifères et des habitants de la faune aquatique. L’une d’elles attire son attention : deux phoques avec le soleil à l’arrière-plan. Ils sont presque symétriquement superposés. Grâce à la faïence, il semble que leurs corps brillent réellement au soleil. Leurs moustaches lui rappellent celle de l’écrivain letton Rudolfs Blaumanis. Elle sourit parce que ça lui semble marrant. En attendant l’ascenseur, elle se retourne et respire encore une fois l’air humide du tunnel. Cette fraîcheur a calmé ses pensées, elle a vu le bout du tunnel.

Cet article a été rédigé par Serafima Kreile, étudiante en Etudes francophones à l’Université de Hambourg.

Dix heures du matin

Je me balade dans la Rappstrasse quand je vois quelque chose qui brille, scintillant à mes pieds. C’est Minna Lazarus, née en 1878.

Mais moi, je suis Monique, une jeune femme allemande originaire de Hambourg, une ville pleine d’histoire.

Dis heures du matin. Le soleil se lève vers la synagogue Bornplatz, près de Dammtor dans le quartier Grindel. Une foule de femmes juives se retrouve devant le grand parvis, bordé avec des pierres en bronze qui brillent au soleil. Mikail plisse les yeux en pensant au bon gâteau au fromage qui l’attend chez sa voisine Minna Lazarus dans la Rappstrasse 13 après la messe. Mikail a huit ans et va à l’école Talmund Tora, la plus grande école juive du nord de l’Allemagne. Comme d’habitude, il passe tous les après-midis du samedi chez sa voisine Minna Lazarus car ses parents sont docteurs et travaillent le samedi. Mais cet après-midi-là va se dérouler autrement. Il ne sait pas encore qu’il ne va jamais goûter ce délicieux gâteau au fromage. En revanche, la mort le sait déjà. La mort donne au ciel les couleurs des juifs. Le ciel vire d’argent au gris.

Avant que Mikail arrive à l’appartement, les Nazis ont déjà évacué l’appartement de Minna dans la Rappstrasse 13. Il ne trouve qu’un appartement vandalisé. Bien-sûr on lui a déjà parlé du sort des juifs et il sait bien ce qui arrivera aussi à Minna. En pensant à elle une larme roule sur sa joue et tombe sur une feuille en papier sur laquelle la larme devient l’encre pour écrire sa dernière expression en entendant la voie de Max Jacob…

AMOUR DU PROCHAIN

Qui a vu le crapaud traverser la rue ?

C’est un tout petit homme : une poupée n’est pas la plus minuscule.

Il se traîne sur les genoux : il a honte on dirait,

-Non. Il est rhumatisant, une jambe reste en arrière, il la ramène.

Où va-t-il ainsi ? Il sort de l’égout, pauvre clown.

Personne n’a remarqué ce crapaud dans la rue ;

Jadis, personne ne me remarquait dans la rue.

Maintenant, les enfants se moquent de mon étoile jaune.

Heureux crapaud !… Tu n’as pas d’étoile jaune. (Max Jacob – Drancy)

Je me balade quand je vois quelque chose qi brille, scintillant à mes pieds devant la porte du bâtiment 13 de la Rappstrasse. C’est Minna Lazarus, née en 1878, assassinée le 13.03.1943 au camp de concentration de Theresienstadt.

C’est une petite plaque en bronze qui scintille au soleil.

Et qu’est-il arrivé à Mikail ? Nous ne le savons pas. A-t-il survécu à l’Holocauste ? A-t-il également une plaque à son nom dans une rue ?

Cet article a été rédigé par Monique Schwesig, étudiante en Etudes francophones à l’Université de Hambourg.

Le petit Bach

Sur l’immense gouffre

Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir

De mon désespoir ! *

Silence de mort – la cave voûtée m’entoure. Je peux entendre mes propres pas, des éclairages au plafond illuminent l’espace à la manière de bougies longues et brillantes. J’ai froid. Au-dessous de moi reposent 286 tombeaux, je frissonne. Mon regard se perd dans le vide, se dirige par terre vers les chambres funéraires bouchées par des simples plaques de grès. Les épitaphes furent conçues selon un motif de base quasiment uniforme – l’égalité des croyants face à la mort – l’égalité de tous. Je marche au-dessus d’eux jusqu’à ce que mon œil s’arrête sur une plaque avec l’inscription « Carl Philipp Emmanuel Bach repose avec sa femme et ses enfants ». La musique était la vie du musicien, compositeur, fils de Johann Sebastian Bach, qu’on appelle dans sa ville de Hambourg « Le petit Bach ». Un chœur de trombones résonne tout à coup et recouvre le silence du désespoir. Qu’il puisse lui aussi entendre la musique et suivre ces vers de Baudelaire :

La musique parfois me prend comme une mer !

Vers ma pâle étoile,

Sous un plafond de brume

ou dans un pur éther

Je mets à la voile ! *

Ressuscité – dans notre mémoire comme dans notre salle de musique !

*Charles Baudelaire, La Musique, extrait de Les Fleurs du mal.

Cet article a été rédigé par Tatjana Hoffeins, étudiante en Etudes francophones à l’Université de Hambourg.

Ce qui survit

On trébuche parfois… Il y a le bord du trottoir, une branche, une feuille ou un visage bouleversant qui nous retiennent. Une fois j’ai hésité et regardé le sol qui m’avait fait perdre mon équilibre. C’est là que j’ai découvert des pierres de couleur d’or et de forme quadrangulaire. Il y en a neuf, la symétrie est parfaite. Mon regard s’arrête sur le nom de Camilla Fuchs. On peut lire « Soprano/ Camilla Fuchs/ née en 1886/ privée de ses droits et humiliée/ a fui dans la mort/ 24.10.1941 » La mort l’a sauvée. Pour elle, c’était la seule possibilité d’échapper à son destin cruel et dégradant.

Pourtant autrefois, tout le monde l’écoutait. Elle se sentait merveilleuse avec sa robe en soie rouge qui se froissait à chaque pas. La musique remplissait son corps qui devenait tout électrique. Son cœur s’élargissait et sa tête devenait une salle sonore. Parfois, elle était toute seule à l’opéra. Dans ces moments elle était debout sur la scène et respirait à plein poumon l’air du succès. Parfois elle laissait traîner son regard. Ce luxe ostentatoire la fascinait, les loges et balcons pleins d’ornements, les chaises en velours rouge et le lustre qui brillait comme un diamant. Elle imaginait ses spectateurs. Parmi eux, une femme âgée d’une élégance intemporelle qui tient ses jumelles de théâtre, les mains tremblantes d’émotion à son chant. Un homme en costume qui fredonne même si sa voisine le regarde avec perplexité. Des amants s’observent avec discrétion des balcons qui se font face.

Mais maintenant, Camilla se sent comme la spectatrice de sa vie. Elle n’est plus une femme de spectacle, elle est une femme avec les mains tremblantes qui ne veut pas croire à ce qui se passe sur la scène du temps. Les verres de ses jumelles d’opéra prévoient un avenir qui va tout emporter : sa dignité, son humanité et finalement sa vie. Elle ne veut pas en être le témoin, ce n’est pas le rôle qu’elle veut jouer. Alors, pour cette raison elle a décidé de devenir son propre metteur en scène. Elle a écrit le scénario de sa vie.

Alors, elle écrit une pièce avec deux rôles. Un rôle appartient à sa sœur, Thekla Daltrop. Leurs ordres d’évacuation sont arrivés en même temps. Elle était no. 416 et sa sœur no. 1205. Dans sa pièce, elles ne portent de numéros. Elles portent leurs noms qu’on leur a donnés à leurs naissances. Ce soir-là, Camilla est assise dans son fauteuil de rotin écoutant les opéras de Verdi et un poème de Baudelaire s’épanouit dans sa tête.

« Sur l’immense gouffre. Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir. De mon désespoir ! » *

La musique la berce et reflète toutes ses émotions. Le sombre gouffre, son avenir, est éclairé par la musique qui vibre en elle. Elle vibre en elle quand le gaz de sa cuisinière l’étouffe et un sourire se distingue autours de ses lèvres, puisque les nazis n’ont pas pu lui prendre sa musique intrinsèque.

Aujourd’hui Camilla ne reconnaitrait pas l’opéra. Les loges sont sobres, il n’y a plus d’ornements. En fait, la salle est saturée de cette nouvelle sobriété. Les bombardements de 1943 ont fait voler en éclats la surabondance de décoration et on ne l’a pas reconstruite. Au début, face à ce changement qui rompait avec la tradition pour se tourner vers la modernité, les gens étaient indignés. Cependant, en son cœur, le Staatsoper n’a pas changé. C’est toujours un lieu de musique, de vie, d’humanité, un lieu où résonne la voix de Camilla Fuchs.

*Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), LXXVI : La musique

Cet article a été rédigé par Alexa Treusch, étudiante en Etudes Francophones à l’Université de Hambourg.