4) Analyse: Voyage au centre de la terre
Extrait d’analyse:
« Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derrière les collines de l’ossuaire. L’imprudent professeur, s’inquiétant peu de s’égarer, m’entraînait au loin. Nous avancions silencieusement, baignés dans les ondes électriques. Par un phénomène que je ne puis expliquer, et grâce à sa diffusion, complète alors, la lumière éclairait uniformément les diverses faces des objets. Son foyer n’existait plus en un point déterminé de l’espace et elle ne produisait aucun effet d’ombre. On aurait pu se croire en plein midi et on plein été, au milieu des régions équatoriales, sous les rayons verticaux du soleil. Toute vapeur avait disparu. Les rochers, les montagnes lointaines, quelques masses confuses de forêts éloignées, prenaient un étrange aspect sous l’égale distribution du fluide lumineux. Nous ressemblions à ce fantastique personnage d’Hoffmann qui a perdu son ombre. Après une marche d’un mille, apparut la lisière d’une forêt immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui avoisinaient Port-Graüben. C’était la végétation de l’époque tertiaire dans toute sa magnificence. De grands palmiers, d’espèces aujourd’hui disparues, de superbes palmacites, des pins, des ifs, des cyprès, des thuyas, représentaient la famille des conifères, et se reliaient entre eux par un réseau de lianes inextricables. Un tapis de mousses et d’hépathiques revêtait moelleusement le sol. Quelques ruisseaux murmuraient sous ces ombrages, peu dignes de ce nom, puisqu’ils ne produiraient pas d’ombre. Sur leurs bords croissaient des fougères arborescentes semblables à celles des serres chaudes du globe habité. Seulement, la couleur manquait à ces arbres, à ces arbustes, à ces plantes, privés de la vivifiante chaleur du soleil. Tout se confondait dans une teinte uniforme, brunâtre et comme passée. Les feuilles étaient dépourvues de leur verdeur, et les fleurs elles-mêmes, si nombreuses à cette époque tertiaire qui les vit naître, alors sans couleurs et sans parfums, semblaient faites d’un papier décoloré sous l’action de l’atmosphère » [1]
Analyse:
Nous désirons ici analyser le passage du livre Voyage au centre de la terre (pp. 402-404) au prisme de l’histoire littéraire, telle qu’elle est représentée par Gustave Lanson (Histoire de la littérature française, 1894) et Gustave Rudler (Les techniques de la critique et de l’histoire littéraire, 1923). Celle-ci tend à distinguer des courants littéraires et leur relation avec l’histoire. En outre, on y postule que les auteurs et autrices sont influencé(e)s par des événements sociaux et politiques. Comme l’un des points centraux de cette approche est de reprendre le contexte social, il faut d’abord évoquer la situation de la société au cours du 19e siècle. A cette époque, la transition vers l’industrialisation, la fondation des états nations et l’accélération de la mobilité et de la communication sont des processus novateurs. Depuis le milieu du 19e siècle, l’idée de progrès domine le monde européen. C’est-à-dire que les innovations techniques telles que le transport à vapeur et la télégraphie rapprochent les personnes dans le monde entier. Le chemin de fer change la perception de la géographie et des distances auparavant insurmontables peuvent désormais être parcourues. Donc, voyager est devenu plus confortable. Entre 1840 et 1900, la France se positionne à la troisième place dans le développement du réseau ferroviaire, derrière les États-Unis et l’Angleterre.[2] Le passage analysé est marqué par de nombreux éléments de science et de fiction comme les citations suivantes le montrent : “Nous avancions silencieusement, baignés dans les ondes électriques”.[3]. Jules Verne nous donne l’illusion du réel en mentionnant des découvertes scientifiques, comme les ondes électriques, combinées avec des éléments imaginés : “Elle [la lumière] ne produisait aucun effet d’ombre”.[4] “C’était la végétation de l’époque tertiaire dans toute sa magnificence.”[5] Cette citation est une référence aux théories de l’évolution de la terre à des époques plus anciennes. En effet, en 1759, l’ingénieur Giovanni Arduino différencie entre quatre ères géologiques : le primaire, le secondaire, le tertiaire et le quaternaire.[6] De plus, le passage est également inspiré par les contes du grand écrivain du romantisme allemand, E. T. A. Hoffmann. “Nous ressemblions à ce fantastique personnage d’Hoffmann qui a perdu son ombre.”[7] L’un des personnages principaux du roman, Axel, parle ici de Schlemihl, tiré du récit Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre qui perd son ombre, voyage tout seul et fait des découvertes scientifiques. Dans la suite du récit, le thème de la disparition de l’ombre est repris : “Quelques ruisseaux murmuraient sous ces ombrages, peu dignes de ce nom, puisqu’ils ne produiraient pas d’ombre.” [8] Jules Verne utilise beaucoup d’adjectifs qualificatifs qui donnent en même temps une impression réelle et fantastique au lecteur et à la lectrice. Ils forment certains champs sémantiques : • Géographie/Nature : équatorial, vertical, chaud, végétal, arborescent, inextricable, lointain, éloigné • Science : lumineux, uniforme • Fiction : étrange, fantastique, immense, grand, superbe, brunâtre, décoloré • Histoire : passé, disparu[9] En mélangeant ces adjectifs qualificatifs qui font allusion à ces différents champs, l’auteur lie d’une manière raffinée le passé et les découvertes scientifiques et géographiques avec des aspects imaginés. Pour conclure, cette analyse montre l’obsession de l’auteur Jules-Gabriel Verne pour le progrès scientifique et les découvertes géographiques de son époque. Il reprend ces thèmes dans ses œuvres d’aventures et y ajoute des éléments imaginés pour créer un monde fantastique dans lequel les personnages font des découvertes passionnantes.
Références bibliographiques:
- 1 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020), pp. 402-404.
- 2 Bundeszentrale für politische Bildung (2012): Das 19. Jahrhundert, dans: https://www.bpb.de/izpb/142102/das-19-jahrhundert
- 3 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020), p. 402
- 4 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020).
- 5 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020), p. 403.
- 6 Bojanowski, Axel: „Forscherstreit um das Erdzeitalter ‚Quartär'“, dans: https://www.welt.de/print-welt/article563234/Forscherstreit-um-das-Erdzeitalter-Quartaer.html.
- 7 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020), p. 403.
- 8 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020), p. 403.
- 9 Verne, Jules (1864) : Voyage au centre de la terre, dans : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Verne-centre.pdf (22.5.2020), pp. 403-404