3) Analyse: Incendies
Il y a plusieurs manières d’analyser un drame comme Incendies. Nous pourrions par exemple l’analyser avec un accent sur la forme et sous le prétexte que la pièce rompt avec la forme classique de la tragédie selon Aristote. Mais pour l’œuvre de Wajdi Mouawad, qui évoque de manière répétitive le sujet du traumatisme et de l’identité (voir aussi l’article sur la biographie de Mouawad et la littérature de l’exil), une approche psychanalytique est beaucoup plus productive afin d’analyser les motifs centraux du drame. Dans cette analyse, nous suivons donc la structure et la méthodique d’une approche théorique qui s’appuie principalement sur les théories psychanalytiques de Sigmund Freud. Selon Freud, deux instances s’opposent dans l’esprit de l’homme : le conscient et l’inconscient. L’inconscient est la partie que l’homme n’est pas capable de contrôler. Il s’agit de tout ce que le « Je » refoule et de ses pulsions. Un autre antonyme psychanalytique oppose la réalité et la fiction. Dans l’analyse suivante d’un extrait du drame Incendies, nous mettrons en évidence les motifs principaux et nous les examinerons de plus près en nous référant aux principes psychanalytiques mentionnés.
La deuxième et la troisième scène du premier acte du drame, intitulées « Dernières volonté » et « Théories des graphes et vision périphérique » introduisent les personnages de Jeanne et Simon et le conflit du drame, qui est déclenché par la mort de Nawal. Nous apprenons que Nawal n’a jamais parlé à ses deux enfants Simon et Jeanne de son passé au Liban et de son traumatisme et qu’elle s’est même tue complètement les cinq dernières années de sa vie. La rupture interne qu’a signifiée pour elle l’ exil est restée inconsciente et indicible. Elle n’a pu en parler à personne. Ce n’est qu’après sa mort qu’elle commence à communiquer avec les jumeaux de manière diachronique, notamment par des lettres. La recherche de son identité et aussi de l’identité de ses enfants devient l’héritage de Nawal. D’après Freud, l’homme cherche son identité et « l’identité est ce qui reste toujours identique : le «Je». Il s’agirait dès lors de chercher l’identique dans la différence, de rechercher l’identité dans des doubles, des personnages fictifs ».[1] Le motif du double se trouve dans Incendies par la présence des jumeaux. Tous les deux partagent une même origine, ils font face à la même problématique d’identité, mais ils choisissent de traiter cette problématique de manière très différente. Simon choisit d’ignorer que sa mère a « brisé le silence » tandis que Jeanne veut savoir ce qui s’est passé. Ils sont les deux faces de la même pièce. C’est ce que nous observons particulièrement bien dans la scène trois, quand Wajdi Mouawad présente au spectateur les jumeaux dans leurs espaces habituels. Simon, le boxeur, est en train de boxer dans une salle de sport pendant que, parallèlement, Jeanne enseigne la haute-mathématique dans une salle à l’université. « La scène en effet se double et se dédouble, gémellaire, à partir des personnages des jumeaux […] [et elle fait apparaître] tous les décrochages à venir […] comme un double, un miroir ou une hantise de la scène ». [2] Le motif du double se retrouve aussi dans les deux pays (le Québec et le Liban), les deux temps (le passé et le présent) et les différents langues présente (Le français/le québécois et l’anglais). Simon incarne ce mélange de langue car il utilise de temps en temps l’anglais pour s’exprimer et pour renforcer sa colère (« Big deal » [3]; « You bet »[4]) ou des expressions québécoises (« Tabernak »[5]).
En recherchant leurs origines, les jumeaux sont tout à coup rattrapés par l’histoire de leur mère et, pour résoudre l’énigme, il faut qu’ils retracent la vie de leur mère. C’est une compulsion de répétition. En psychanalyse, Freud évoque les limites de l’exil. Géographiquement, il n’est pas possible de fuir son traumatisme inconscient. Mais la répétition est un moyen de rejouer l’exil afin de le réactualiser et de mieux le comprendre. Mouawad utilise quatre formes différentes de répétitions dans Incendies, que l’on retrouve notamment dans les scènes 17 et 18 intitulées « Orphelinat de Kfar Rayat » et « Photographie et autobus du Sud ». Il y a d’abord des répétitions d’action. Jeanne achète un billet d’avion pour se mettre à la recherche du passé de sa mère et en même temps sur scène, Nawal achète un billet d’autobus pour se mettre à la recherche du passé de Nihad. La répétition des actions du passé dans le présent se manifeste dans l’unité des espaces de temporalités différentes sur scène. Puis, il y a la répétition narrative. Des phrases-clés se répètent pendant le drame. « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux » »[6], dit Nawal plusieurs fois et Jeanne le répète des années plus tard.[7] « La parole remplit donc également l’office d’embrayeur, abolissant la distance entre les personnages et tissant les scènes par les mots de Wahab qui le premier dans la fiction les prononce ».[8] Le médecin dans la scène 17 rappelle/évoquereflète le déroulement de la guerre civile au Liban. En intégrant et répétant aussi des évènements historiques comme cette guerre civile, Mouawad crée des frontières floues entre le réel et la fiction. Finalement, le drame nous offre des répétitions intertextuelles. En dissolvant l’identité commune du père et du frère des jumeaux, Mouawad offre une variation sur le thème d’Œdipe et place le traumatisme de Nawal dans une tradition plus ancienne.
Les répétitions de mots, d’évènements et d’actions, la concordance du passé et du présent sur scène, le motif du double … l’écriture d’Incendies permet à Wajdi Mouawad de rejouer son propre traumatisme sur scène. Il s’agit d’un travail presque autobiographique. « Son parcours personnel est donc marqué par l’exil, le déracinement et son corollaire, l’abandon de sa langue maternelle pour une autre langue. Wajdi Mouawad perd également sa mère encore adolescent ».[9] Le personnage de la mère, souvent le personnage qui meurt au début des drames de Wajdi Mouawad et qui introduit le conflit, symbolise le pays maternel, le pays et la langue natale de l’écrivain. La mort de Nawal et le sentiment de ne l’avoir pas connue, représente donc la distance des origines au Liban non seulement des jumeaux, mais aussi de Wajdi Mouawad lui-même. Le déplacement ou le transfert de l’exil dans la fiction, par le jeu en le jouant sur scène, peut permettre d’« enrayer la compulsion de répétition » [10] et de réconcilier le passé avec le présent. Wajdi Mouawad parle d’une « consolation impitoyable »[11] que la réalisation d’Incendies et le processus de l’écrire lui ont donnée.
Références bibliographiques
- Desiderio, Pauline : L’exil et la répétition dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, quelles limites et frontières ?, dans: http://www.esquisses.eu/revue/wp-content/uploads/2017/04/Lexil-et-la-re%CC%81pe%CC%81tition-Pauline-DesiderioEsquisses-1.pdf, p. 6 (28.04.2020).
- Coissard, Francoise (2014) : Wajdi Mouawad. Incendies. Études critique. Paris : Éditions champion, p. 69.
- Mouawad, Wajdi (2009) : Incendies. Le sang des promesses. 2e édition. Montréal : Leméac Éditeur, p.21.
- Mouawad, Wajdi (2009) : Incendies. Le sang des promesses. 2e édition. Montréal : Leméac Éditeur, p. 19.
- Mouawad, Wajdi (2009) : Incendies. Le sang des promesses. 2e édition. Montréal : Leméac Éditeur, pp. 21, 23.
- Mouawad, Wajdi (2009) : Incendies. Le sang des promesses. 2e édition, Montréal : Leméac Éditeur, pp. 63,24.
- Mouawad, Wajdi (2009) : Incendies. Le sang des promesses. 2e édition. Montréal : Leméac Éditeur, p. 63.
- Coissard, Francoise (2014) : Wajdi Mouawad. Incendies. Études critique. Paris : Éditions champion, p. 71.
- Rubira, Virginie (2014) : Les mythes dans le théâtre de Wajdi Mouawad et Caya Makhélé. Paris : Éditions Acoria, p. 95.
- Desiderio, Pauline : L’exil et la répétition dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, quelles limites et frontières ?, dans: http://www.esquisses.eu/revue/wp-content/uploads/2017/04/Lexil-et-la-re%CC%81pe%CC%81tition-Pauline-DesiderioEsquisses-1.pdf, p. 10 (28.04.2020).
- Mouawad, Wajdi (2009) : Incendies. Le sang des promesses. 2e édition. Montréal : Leméac Éditeur, p.10.