5) Analyse: Les Années
Extrait d’analyse:
Les hontes d'hier n'avaient plus cours. La culpabilité était moquée, nous sommes tous des judéo-chrétiens, la misère sexuelle dénoncée, peine-à-jouir l'insulte capitale. La revue Parents enseignants aux femmes frigides à se stimuler jambes écartées devant un miroir. Dans un tract distribué dans les lycées, le Dr Carpentier invitait les élèves à se masturber pour tromper l'ennui des cours. Les caresses entre adultes et enfants étaient innocentées. Tout ce qui avait été interdit, péché innommable, était conseillé. On s'habituait à voir des sexes à l'écran mais on bloquait sa respiration de peur de laisser échapper son émotion quand Marlon Brando sodomisait Maria Schneider. Pour se perfectionner, on achetait le petit livre rouge, suédois, avec des photos montrant toutes les positions possibles, on allait voir Techniques de l'amour physique. On envisageait de faire l'amour à trois. Mais on avait beau faire, on ne se résolvait pas à ce qui était hier considéré comme un outrage à la pudeur, se montrer nus devant ses enfants. Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son bain, déféquant. C'était la finalité des activités humaines. On se retournait sur son histoire de femme. On s'apercevait qu'on n'avait pas eu notre compte de liberté sexuelle, créatrice, de tout ce qui existe pour les hommes. Le suicide de Gabrielle Russier nous avait bouleversées comme celui d'une sœur inconnue, et nous nous étions indignées de la roublardise de Pompidou citant un vers d'Éluard que personne ne comprenait pour éviter de dire ce qu'il pensait de l'affaire. La rumeur du MLF venait à la province. Le torchon brûle se trouvait au kiosque, on lisait La Femme eunuque de Germaine Greer, La Politique du mâle de Kate Millett, La Création étouffée de Suzanne Horer et Jeanne Socquet avec le sentiment d'exaltation et d'impuissance que procure la découverte d'une vérité pour soi dans un livre. Réveillées de la torpeur conjugale, assises par terre sous le poster Une femme sans homme c'est un poisson sans bicyclette, on reparcourait nos vies, on se sentait capables de quitter mari et enfants, de se délier de tout et d'écrire des choses crues. De retour à la maison, la détermination refroidissait, la culpabilité sourdait. On ne voyait plus comment on pourrait s'y prendre pour se libérer - ni pourquoi. On se persuadait que son homme à soi n'était pas un phallocrate ni un macho. Et l'on hésitait entre les discours - ceux qui prônaient l'égalité des droits entre hommes et femmes, et s'attaquaient à « la loi des pères », ceux qui préféraient valoriser tout ce qui était féminin, les règles, l'allaitement et la préparation de la soupe aux poireaux. Mais pour la première fois, on se représentait sa vie comme une marche vers la liberté, ça changeait beaucoup. Un sentiment de femme était en train de disparaître, celui d'une infériorité naturelle.[1]
Analyse:
L’extrait de texte que nous avons choisi est représentatif de l’œuvre, car il contient beaucoup d’aspects qui sont typiques des livres d’Annie Ernaux. Dans ce court extrait, l’écrivaine aborde le sujet tabou du développement sexuel, décrit l’influence des médias et donne aux lecteurs un aperçu de la mémoire collective. Elle décrit un changement de norme et fait référence à la sexualité et à l’émancipation des femmes.
Dans cette analyse, nous nous pencherons d’abord sur la relation entre l’individu et la société. Puis sur la représentation de la mémoire collective. Notre objectif est de découvrir ce qui peut être provoqué par la représentation narrative de la mémoire collective et ce que ces récits signifient pour le présent.
La société et ses facteurs inhérents – culture, religion et moralité – ont une influence significative sur l’individu. D’après certains scientifiques, comme par exemple Klaus Müller, chaque être humain naît avec le même potentiel de conscience et n’est formé que par des influences extérieures.[2] L’environnement implique également les influences des médias. Dans Les années, l’auteur dépeint de différentes manières l’influence des médias sur la perception de la société. Dans cet extrait, Ernaux mentionne, par exemple, divers titres de magazines qui ont publié des articles sur la sexualité, et qui ont été lus par de nombreuses personnes. Le récit est entrecoupé de références intertextuelles aux médias qui sont largement connues en France et ces références renforcent la crédibilité du rapport. De plus, elles permettent à l’écrivaine d’établir un lien plus étroit avec le lectorat français, qui connaît bien ces magazines, films, chansons et autres médias mentionnés. En outre, Ernaux décrit une affiche avec l’inscription « Une femme sans homme c’est un poisson sans bicyclette ».[3] Ce slogan est une sorte de métaphore pour l’émancipation des femmes et pour la libération de leurs rôles prescrits de bonnes épouses et de mères aimantes. Comme nous l’avons déjà mentionné dans notre Wiki précédent, c’est pour les femmes que les choses ont le plus changé au cours des cinquante dernières années. L’émancipation des femmes est également importante dans cet extrait. Il s’agit d’une part de l’émancipation sexuelle et d’autre part du détachement par rapport à certains modèles et de certaines idées. De nouvelles possibilités s’ouvraient alors.
Chaque individu est ainsi façonné par son environnement et agit généralement selon la norme de la société qui l’entoure. Le concept de normalité de l’individu s’adapte à celui du collectif. Cela apparaît clairement dans l’extrait de texte, puisque Ernaux parle en termes généraux de « on » et « nous » et évite d’écrire « je ».[4] Dans l’extrait de texte, il y a une énumération de phrases indiquant des actions et des informations sur le comportement de la société française à l’imparfait:
Pour se perfectionner, on achetait le petit livre rouge, suédois, avec des photos montrant toutes les positions possibles, on allait voir Techniques de l’amour physique. On envisageait de faire l’amour à trois.[5]
Ces descriptions représentent une sorte d’observation objective de l’extérieur. La juxtaposition de différents aspects qui ont été importants pour le changement des normes dans la société française donne l’impression que les changements pendant cette période étaient considérés comme banals. Le choix de l’imparfait renforce cette banalité et peut être considéré comme un signe narratif de l’effervescence des années évoquées. Les actions sont présentées comme faisant partie de la routine quotidienne. Cela nous amène au deuxième point central de cette analyse : la mémoire collective. L’une des hypothèses de base de la recherche sur la mémoire des sciences culturelles est que les groupes et les sociétés conçoivent des versions d’un passé commun, les diffusent à travers la communication quotidienne et médiatique afin de stabiliser les identités collectives et de s’entendre sur des valeurs et des normes partagées.[6]
La plupart des documents historiques et socioculturels connus ont été réalisés par des hommes. Avec son œuvre Les Années, Ernaux nous donne un point de vue féminin sur le développement social de la France. Cependant, elle ne se met pas au premier plan, mais se considère comme partie de la société. Dans le premier paragraphe, l’autrice écrit sur les changements de la société en général et résume la libération sexuelle avec les mots « Le discours du plaisir gagnait tout ». Le deuxième paragraphe commence par les mots « On se retournait sur son histoire de femme. ». Dans ce qui suive, elle traite des effets de ces années pour les femmes qui, à cette époque « se représentai[en]t s[es] vie[s] comme une marche vers la liberté ». Ce qui est inhérente à cette déclaration est également la déconstruction de certains modèles du genre. La reproduction de la mémoire collective peut légitimer et délégitimer les relations de genre encore existantes. Avec Les Années, Annie Ernaux peut conduire à un élargissement du canon dans les études littéraires, mais aussi élargir certainement l’image de la performance et de la pertinence sociale des autrices.[7]